L'ennui. C'était tout simplement l'ennui qui m'avait conduite jusqu'à lui. Cet homme, au regard perçant, et au visage si triste... C'était cette tristesse, ce mal être, qui m'avaient conduite à rester pour l'observer. Ma curiosité, peut-être aussi, je devais l'admettre. Pour comprendre, il faudrait se mettre à ma place. S'imaginer : Vivre dans un monde où personne ne vous voie, jamais. Vivre dans un monde dans lequel vous n'êtes que spectateur, et jamais acteur. Des gens, j'en avais observés pas mal depuis tout ce temps passé à Aramgh. Tous plein de banalités, sans intérêt. Et pourtant, ces gens que j'observais, occupaient mes journées. La première fois que je l'ai vu, lui, c'était lors d'un incendie. Un incendie dont les flammes ravageaient une maison dans laquelle se trouvait une fillette. C'est peut-être méchant à dire, mais cet événement m'avait permis de sortir de ma routine quotidienne. De voir autre chose. De le voir, lui, bravant les flammes pour sauver cette petite. C'était comme dans ces films, que regardaient les humains. Il était arrivé, dans son uniforme, avait porté la petite fille dans ses bras jusqu'à la sortie. Il lui avait sauvé la vie. Quiconque aurait été à sa place aurait arboré un sourire triomphant de joie, et de fierté. Lui, non. Il était resté impassible, ne répondant qu'aux sourires de la fillette qu'il venait de sauver.

« Tu es mon héros. », avait-elle soufflé, ce qui avait eu le don de le faire sourire franchement, pour la première fois depuis que je l'observais.
« Bon travail, Matthew », lança au passage l'un de ses collègues.

Il était le héros de la soirée. Celui autour duquel toutes les attentions se portaient. Et pourtant, au milieu de tous ces gens, face à ces parents si heureux de voir leur fille en vie, il avait semblé ailleurs. Je n'avais pas compris pourquoi. Et rester dans l'ignorance m'avait, au départ, agacée. C'était probablement pour cette raison que je l'avais suivi, jusque chez lui. C'est là que j'avais découvert qu'il avait une femme : Sarah, à en juger par les noms que j'avais pu lire sur quelques courriers laissés dans l'entrée. Ainsi, le héros au regard triste était un homme marié. Il avait ainsi tout – je crois – pour être heureux ? Alors... Pourquoi avais-je cette désagréable impression qu'il lui manquait quelque chose ? C'est à force d'observation que j'avais finalement eu ma réponse, et que j'en appris plus sur lui. Les jours défilèrent, et je ne pu me résoudre à laisser cet homme sans avoir d'abord percé son mystère, sans avoir compris d'où venait le problème, et ce qui le rendait si triste. Ce fut lors d'une dispute avec sa femme que je compris d'où venait leur problème à tous les deux : Sarah avait été enceinte, et avait perdu leur bébé. Un deuil qui devait être difficile à faire, pour l'un, comme pour l'autre et pourtant... Pourtant, lui insistait pour refaire un autre enfant, comme si le nouveau pourrait remplacer celui qu'ils avaient perdu et elle... Elle, elle refusait catégoriquement. Elle s'éloignait de Matthew. Elle était triste, et ça pouvait se comprendre. Matthew le savait. Il le voyait. Et il faisait tout pour tenter de redonner le sourire à sa femme, pour tenter de lui faire passer outre ce drame qu'ils avaient connu. Il était amoureux, et il aurait été prêt à tout pour elle, pour la savoir heureuse. Prêt à tout pour une femme qui l'évitait, qui ne savait même pas voir sa détresse, et qui le laissait sombrer dans une solitude qui le perdrait. Pire que ça, elle l'avait trompé avec un collègue, au travail, et ne trouvait même pas la force de le lui dire. Il va sans dire que, si au départ, j'avais éprouvé de la compassion à l'égard de Sarah, rapidement, cette compassion avait disparu. Elle ne méritait pas un homme comme Matthew. Parce qu'elle était celle qui le détruisait, sans même le savoir, et peut-être même sans le vouloir. Et pourtant, elle était bel et bien la responsable de la détresse de ce héros des temps modernes, de cet homme exceptionnel qui aurait été prêt à tout par amour pour sa femme.

L'amour. Un sentiment qui m'était bien inconnu, jusqu'à ce que je rencontre Matthew. C'était un sentiment que je n'avais jamais ressenti auparavant. Je l'avais toujours observé. Dans les films que regardaient les humains, dans les livres qu'ils lisaient, ou que sais-je encore. Mais jamais, non, je n'avais ressenti ça moi-même. Et la logique aurait voulu que, si un jour je tombe amoureuse de quelqu'un, ce soit un fantôme. Enfin... Ca n'était pas la logique qui voulait ça, mais plutôt les commandements. Parce que ces derniers interdisaient aux gens comme moi de s'éprendre de gens comme lui. Et pourtant...

Pourtant, je suis tombée amoureuse de lui. Malgré l'interdiction. Malgré l'improbabilité d'une relation un jour possible entre nous, de par ma condition. Je l'aimais, oui. J'en étais certaine. Ca dépassait l'affection que j'avais déjà éprouvée pour d'autres humains que j'avais observés. Ca dépassait tout ce que j'avais jamais connu. C'était fort, plus fort que je ne l'aurais cru... J'aurais été, moi aussi, prête à tout pour Matthew. Pour le voir retrouver le sourire, pour le savoir heureux. J'aurais été prête à tout pour qu'il ne se sente plus aussi seul. Combien de fois avais-je souhaité, plus que tout au monde, qu'il puisse me voir ? Combien de fois avais-je posé ma main sur son épaule, en signe de réconfort, sans même qu'il le sache ? Ca avait été mon rêve le plus cher : qu'un jour, Matthew puisse savoir qu'il n'était pas seul, et que moi, j'étais là. Et mon rêve s'était réalisé. Peut-être pas comme je l'aurais souhaité en revanche...

Puis l'on rencontre des êtres qui des êtres qui donnent un sens à la vie

Une énième dispute venait d'éclater entre Matthew et Sarah. Une dispute dont j'avais encore une fois été le témoin, et ce presque malgré moi. J'aurais tellement aimé pouvoir intervenir. Non pas pour les épargner, tous les deux... Mais pour l'épargner, lui. Il souffrait assez comme ça. Il souffrirait suffisamment, le jour où il serait mis au courant de la trahison de Sarah, sans qu'il ait en plus à supporter d'autres querelles. Chaque dispute le rendait plus vulnérable. Et face à ça, il n'y avait rien que je ne puisse faire. J'aurais tellement aimé m'expliquer avec Sarah, lui dire en face ma façon de penser concernant l'attitude qu'elle avait à l'égard de son propre mari. Et encore une fois, ma condition me forçait à me taire, et à rester à ma place. Ma place, c'était aux côtés de Matthew. Qu'il soit conscient ou non de ma présence à ses côtés, je ne pouvais me résoudre à le laisser affronter tout ça toute seule. Tout simplement parce que je l'aimais trop pour ça. Je savais pourtant que j'aurais dû prendre mes distances, cesser de me soucier de quelqu'un qui ignorait même jusqu'à mon existence, mais j'en étais malheureusement incapable. Il avait quitté sa maison, et se rendait à présent à son travail. Rien de bien intéressant, en soit, et c'était pour cette raison que je l'avais laissé, pour quelques heures seulement. Le temps, simplement, de flaner à mes anciennes occupations de fantôme. L'une de mes préférées, entre toutes, était certainement les balades dans les rues. Pourquoi ? Tout simplement parce que j'y croisais des humains, tous aussi différents que les autres, et qu'il était amusant de les observer dans un milieu qui n'était pas le leur. Oui, croyez le ou non, les humains changeaient, lorsqu'ils étaient en public. La plupart d'entre eux ne se souciaient pas des autres, ils traçaient leur route, en direction d'une destination bien précise, sans faire attention au monde qui les entourait. Ils vivaient en quelque sorte dans leur bulle. Ils étaient un peu comme moi. Coupée de cette réalité dans laquelle chacun vivait. Moi, en revanche, bien que je vive dans une bulle, je prêtais attention à la moindre personne qui s'approchait de moi. J'observais le moindre de leurs traits, le moindre de leurs gestes, à la recherche de ces individus qui avaient le don de nous voir. Quelle ne fut pas ma surprise, ce jour là, quand un homme s'approcha de moi, avec un léger sourire aux lèvres, tout en déclarant :

« Permettez moi, mademoiselle, de vous dire que je vous trouve très en beauté. »

Je n'avais d'abord pu cacher ma surprise en le voyant m'accoster. Il devait sans doute faire partie de ces gens qui avaient le don de voir les êtres comme moi, aussi n'en avais-je que peu rencontrés dans ma vie, auparavant. Rares étaient ceux qui avaient le cran de venir m'aborder comme lui l'avait fait sans craindre de passer pour quelqu'un d'allumé. Esquissant un sourire, j'avais alors répondu, sur un ton qui se voulait plutôt aimable :

« Oh ! Vous... Vous me voyez ?! »

Il avait rit, avant de répondre :

« Effectivement... Mais rares seraient ceux qui ne pourraient pas remarquer pareille beauté. »

Devant sa technique de drague quelque peu surfaite, je n'avais pu m'empêcher de rire, à mon tour.

« Pardonnez-moi, j'avoue que mes techniques de séduction laissent à désirer. Que diriez-vous d'aller prendre un verre avec moi ? »
« Oh je... Et bien... » J'avais alors regardé autour de nous, pour constater que les passants aux alentours nous observaient. Tous les deux. Pas seulement l'homme que je pensais faire passer pour un illuminé. J'en étais certaine. Ils nous regardaient, nous. Ils me regardaient, moi.

Si j'aurais pu être heureuse de cette nouvelle, j'en fus surtout paniquée. Sans plus attendre, j'avais pris la fuite, me mêlant dans la seconde aux badauds dont les regards se posaient sur moi. C'était du moins ce que je m'imaginais. Ainsi, je n'étais plus invisible aux yeux du commun des mortels. Je leur apparaissais, telle que j'étais. Ainsi, j'étais... comme eux, ou presque. Cette idée était pour le moins déroutante. Moi qui avais tant voulu être visible aux yeux de Matthew, j'avais finalement obtenu ce que j'avais souhaité. J'étais à présent visible à ses yeux, comme aux yeux de tous. J'avais perdu ma place privilégiée. Finies, les soirées à observer Matthew, finies toutes ces heures passées à ses côtés, sans qu'il le sache. Ce changement d'état – de calibre – m'obligeait à m'éloigner de lui. Je n'avais pas d'autre choix, de toute façon. Qu'aurait-il dit, s'il m'avait vu le suivre, comme je le faisais lorsque j'étais encore invisible à ses yeux ? Il m'aurait prise comme une folle, pire encore, m'aurait fuit comme la peste. C'était peut-être un signe. Celui du destin. Peut-être devais-je arrêter de le suivre comme je le faisais, peut-être devais-je le laisser faire sa vie, de son côté, sans m'en mêler. C'est ce que la raison aurait dû me faire faire. Mais, à ce jour, entre raison et amour, mon coeur balançait. Que faire ? Le laisser, ne pas m'impliquer dans sa vie, ne pas lui laisser la moindre place dans mon coeur, ou m'approcher de lui, quitte à briser de nombreux autres commandements, et obtenir enfin cette chance que j'avais espérée depuis des mois, de le connaître plus, de le voir s'adresser à moi en personne ?